Tuesday, 20 September 2011

Abidjan: y vivre, y croire?

Par JEAN-DAVID K. N’DA

De mémoire d’Ivoirien, jamais une opération de lutte contre l’insalubrité publique n’aura été aussi controversée que celle lancée le 29 juillet dernier par le gouvernement Ouattara. En effet, « Abidjan ville propre » est l’occasion de vives polémiques, de palabres et de règlements de compte entre personnes physiques et morales qui pourtant partagent un seul et même objectif: vivre décemment.

Quels sont donc les arguments qui s’opposent et quels sont les vrais enjeux de la question?
Le premier argument se veut pratique. Il justifie l’opération par la nécessité de solutionner définitivement un problème d’hygiène environnementale qui n’a que trop durer. De ce point de vue, Abidjan est une poubelle à ciel ouvert indigne du “temps d’Houphouët” qu’il faut réordonner. Aussi, point nécessaire de planification, de communication et de dédommagements: dura lex sed lex; il faut appliquer la loi dans toute sa rigueur et “frapper fort”, de manière à décourager toutes les velléités futures de désordre urbain. Peu importe les injonctions tardives, les applications brutales et le traumatisme social, il faut nettoyer Abidjan et il faut le faire sur le champ.


Le second argument accepte le principe mais tente de remettre les choses dans leur contexte historique. Il explique que ni les ordures ménagères, ni les constructions anarchiques ne sont tombées du ciel sur la capitale économique ivoirienne; elles sont tributaires de la croissance démographique de la ville d’Abidjan, qui s’est accentuée de façon drastique pendant la crise sociopolitique. Cette thèse rappelle aussi l’irresponsabilité imputable à la classe politique dans son ensemble qui a minimisé la gestion sanitaire de la ville pendant plus de dix ans, en privilégiant les conflits politico-personnels et en pourrissant l’environnement ivoirien – littéralement.
S’il est un point commun à ces deux arguments, c’est qu’Abidjan est sale, désordonnée et qu’il faut y remédier. Mais avant, il y a lieu de reconnaitre de façon objective que toutes les grandes villes au monde, même dans les pays développés, connaissent leur lot de désordre urbain. Toutes proportions historiques, culturelles et économiques gardées, Sarcelles dans la banlieue parisienne est-il vraiment mieux organisé que Koumassi? Shepherd’s Bush, à Londres a-t-il vraiment quelque chose à envier à Adjamé? Bedford-Stuyvesant, dans la commune de Brooklyn à New York se distingue-t-il si nettement d’Abobo? On peut en douter, bien que toutes ces grandes villes bénéficient de budgets auxquels la ville d’Abidjan ne peut que rêver. Mais pourquoi diantre trouve-t-on quotidiennement, à Abidjan autant que dans ces mégapoles, des problèmes similaires d’hygiène publique?
La réponse à cette question ne se situe pas dans l’incapacité des populations abidjanaises à apprécier un cadre de vie sain: la grande majorité des villages ivoiriens – même les plus reculés, sans eau potable et sans électricité – sont bien plus propres qu’Abidjan.

La réponse à cette question n’est pas non plus le seul fait du laxisme politique passé ou présent: si tel était le cas, le minimum vital qui permet à ceux même qui s’indignent de l’insalubrité abidjanaise d’y planifier leur (re)installation n’existerait pas – et Abidjan serait en passe de supplanter Mexico, comme la ville la plus polluée au monde.
Répondre à cette question demande d’analyser le rôle local que jouent ces villes et de comprendre la responsabilité régionale qui leur est dévolue. Pour ce faire, comparons, d’une part, Paris-Londres-New York à Genève et, d’autre part, Abidjan à Ouagadougou (Genève et Ouagadoudou étant deux villes saluées pour leur propreté).

Genève est un carrefour financier incontournable réputé pour offrir une des meilleures qualités de vie au monde. Selon le rapport 2010 du cabinet anglais Mercer Consulting sur la question, Genève figure en 3è place, derrière Vienne (1ère) et Zurich (2è), largement en avance sur Paris (34è), Londres (39è) et New York (49è). Si l’on observe, sur le même rapport, le classement du point de vue purement écologique – c’est-à-dire en faisant un agrégat de l’enlèvement des déchets, des eaux usées, de la pollution atmosphérique, des embouteillages etc. – Genève se situe à la 25è place, bien loin devant Paris, Londres et New York qui ne figurent même pas dans le top 50. Pourquoi? Entre autres raisons, parce que Genève, contrairement à ces trois mégapoles, est une ville de moins de 200 000 habitants qui, du fait de son enclavement, est géographiquement conditionnée pour ne jamais connaitre le désordre environnemental typique des grandes villes portuaires.

C’est également le cas de Ouagadougou, capitale d’un pays sans accès maritime direct. Pour toute la propreté qui la caractérise, Ouagadougou n’est pas proche d’être la plaque tournante régionale qu’Abidjan est. L’activité économique d’Abidjan, même pendant la partition de facto du pays, a toujours largement dépassé celle de Ouagadougou. A cause notamment des résultats affichés par son port – qui poste depuis 2007 un trafic annuel supérieur à 21 millions de tonnes de marchandises, le deuxième en Afrique subsaharienne – et des activités économiques multisectorielles qui s’y exercent, Abidjan est à la côte Ouest africaine, ce que New York est à la côte Est américaine et Shanghai au Sud-Est asiatique. Même le géant nigérian Lagos – pourtant doté d’un port important – ne porte pas autant de responsabilités économiques qu’Abidjan en Afrique de l’Ouest.

Que révèle ce constat? Il établit un rapport indéniable entre une métropole grandement influente dans une région donnée et les problèmes d’insalubrité et de désordre urbain qu’elle connait. Quand on sait que la population abidjanaise dépasse 4 millions d’habitants en 2010 et qu’elle atteindra environ 5,5 millions en 2020, il est difficile d’espérer qu’Abidjan retrouve sa “propreté” des années 1970-1980, lorsqu’elle avait 2 millions d’habitants, sans que cela n’ait de conséquences sociales majeures. Ce simple fait laisse songeur sur l’urgence avec laquelle un projet d’un tel impact national et régional est mené. Est-ce réellement pour une question de propreté – qui d’ailleurs ne devrait pas s’inscrire en dehors d’un plan d’urbanisation grand format, comme en requiert toute capitale digne de ce nom – que les dirigeants actuels montrent autant de célérité? Aucun gouvernement ne finançant quoique ce soit par pur altruisme, il n’est donc pas déraisonnable de croire qu’une motivation officieuse puisse soutenir ce projet. Laquelle? Ne spéculons pas. Tentons plutôt de comprendre les véritables enjeux dont il est d’ores et déjà question.

Au-delà du cadre de vie à améliorer, les opérations d’assainissement de l’environnement ambitionnent généralement de créer un climat favorable aux investissements. La mise en œuvre frénétique et maladroite de ce type d’opérations peut cependant causer des dommages socioéconomiques difficilement réversibles, en créant des paradoxes urbains comme c’est le cas à Tunis.
La ville de Tunis – classée à la 94è place du rapport Mercer Consulting, comme 2è ville africaine derrière Le Cap – est un exemple d’une cité propre, où les investisseurs affluent, mais où les populations ne savent pas comment y joindre les deux bouts. Le paradoxe de cette ville où il fait bon vivre réside dans le fait qu’il est justement quasi impossible d’y vivre, sauf ressources financières solides. A la fois chère et dénuée d’emplois, Tunis est le cadre d’un chômage tellement rampant – 30% pour les moins de 25 ans en 2010 – que la prostitution y est souvent le premier métier des jeunes Tunisoises éduquées mais victimes du fameux “chômage des diplômés”. Et pourtant, Tunis a connu embellissements après embellissements, pendant de longues années, au fil de nombreux projets d’assainissements censés la rendre agréable, propre et attrayante. Résultat? Tunis est une riche cité habitée en grande majorité par des chômeurs et des désœuvrés.*
Abidjan désire-t-elle suivre cet exemple? Si oui, à quel prix? Au prix de constater un flux migratoire croissant de ses populations les plus démunies vers les villes avoisinantes, petites, mal loties et difficilement capables d’accueillir des pauvres supplémentaires. Conséquence: il se créera une nouvelle ghettoïsation de la périphérie abidjanaise avec les maux sociaux afférents, à savoir, prolifération des métiers informels, débrouillardise, trafic illicite, délinquance, prostitution et vices bon marché en tous genres. Pis, le fossé déjà béant entre une classe bourgeoise minoritaire et une classe de prolétaires continuellement appauvrie – et socio-économiquement exclue – ne fera que s’accroitre dangereusement.

Telle approche est hara-kiri aussi bien pour les dirigeants que pour les populations. Le développement dans sa globalité est fonction de la capacité d’un Etat non pas à déplacer les problèmes mais à les résoudre durablement, priorité étant donnée au fléau endémique de la grande pauvreté. C’est chose sue mais pas toujours exécutée: les Etats-Unis de Barack Obama sont un exemple actuel d‘un pays développé où le chômage et l’extrême pauvreté créent, en 2011, un exode massif vers le Canada voisin, pendant que l’Etat américain priorise le dédouanement des places bancaires, finance trois guerres et tente de justifier un allégement fiscal massif aux riches aux détriments des pauvres.

La Côte d’Ivoire, pays politiquement fragmenté, économiquement angoissé, socialement asphyxié, moralement fracturé et à la recherche d’une quelconque visibilité peut-elle, honnête avec elle-même, se permettre une telle hypocrisie? Avec un taux de pauvreté estimé à 49% avant le récent conflit militaire, quel “courage politique” y a-t-il, au nom de la propreté, à prendre le risque de le voir s’accentuer? Le calcul est d’autant plus irrationnel que le taux d’urbanisation de la ville d’Abidjan – qui est de 50,5% en 2010 et qui atteindra 58% en 2020 – sonne l’alarme d’une vision élargie qui juxtapose les questions de pauvreté et d’environnement en y répondant concomitamment. C’est à cette conclusion que le Programme des Nations Unies pour l’Environnement aboutit, quand il estime que « la croissance démographique rapide que connaissent actuellement les villes [d’Afrique de l’Ouest] va inévitablement, au cours des décennies à venir, poser des problèmes particulièrement difficiles dans des domaines comme la réduction de la pauvreté et la détérioration de l’environnement » (cf. L’état des Villes Africaines 2010, PNUE).

Il urge donc de prendre des mesures qui ne font pas de la nécessaire lutte contre l’insalubrité un nutriment pour la paupérisation des abidjanais. Comment y arriver? En prenant exemple sur toutes les métropoles – Paris, Londres, New York etc. – qui, face au même problème d’insalubrité impossible à éradiquer, ont fait le choix de trouver un équilibre fonctionnel entre ville propre, ville attractive et ville capable de fournir des emplois à ses habitants.
Le véritable enjeu de l’opération « Abidjan ville propre » est précisément à cette jonction. Si “bonne gouvernance” il y a, cela se verra non pas dans la “bulldozérisation” agressive mais dans l’appréciation attentive de tous les facteurs permettant de faire du rêve publicitaire, « Abidjan, y vivre, y croire »**, une réalité.



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