Tuesday, 19 March 2013

Retour des concessions coloniales en Côte d'Ivoire?


Par Mohamed SYLLA, analyste à Audace Institut Afrique.

Son séjour en Côte d’Ivoire, la présidente et principale actionnaire du groupe de négoce de matières premières Louis Dreyfus a signé le 31 janvier dernier un accord cadre de partenariat public-privé, devant conduire à la signature d’un partenariat stratégique avec le ministre ivoirien de l’agriculture, au nom de l’Etat de Côte d’Ivoire. Ce futur accord portera sur la mise à disposition d’une grande quantité de terres cultivables dans le nord du pays pour la production du riz. On ne peut cependant s’empêcher de s’interroger sur la légitimité d’un tel contrat tant les zones d’ombres sont nombreuses.

De prime abord on pourrait penser que ce projet est une bonne nouvelle, d’autant qu’il sera concrétisé dans les régions du Poro, de la Bagoué et du Tchologo qui comptent parmi les plus pauvres de la Côte d’Ivoire. Il permettra, aux dires du Ministre de l’agriculture, «de consolider les acquis des petits planteurs». Pourtant, on peut se demander de quels acquis il s’agit quand on sait que tous ces paysans n’ont aucune sécurisation juridique de leurs droits de propriété. Il est, de ce point de vue, curieux de constater que cet accord soit justement passé entre l’Etat de Côte d’Ivoire et le Groupe Louis-Dreyfus. A aucun niveau les paysans, qui sont censés être les principaux bénéficiaires de ce projet, n’ont été associés à sa négociation et sa signature. La déclaration de Margarita Louis-Dreyfus selon laquelle ces terres appartiennent et resteront la propriété des paysans dénote que soit elle méconnait la situation foncière en Côte d’Ivoire soit que cet accord n’est rien d’autre qu’un accaparement des terres du Nord ivoirien.


En effet et contrairement à ce qu’elle affirme, les terres des régions du Poro, de la Bagoué et du Tchologo n’appartiennent pas légalement aux paysans mais bien à l’Etat qui les en a tout bonnement spolié dès après les indépendances, se substituant ainsi aux anciennes dérives coloniales d’accaparement des terres. Ces paysans qui exploitent pourtant ces terres depuis plusieurs générations n’ont aucun titre de propriété sur elles. L’Etat semble donc distribuer des droits d’exploitation à de grandes sociétés étrangères : ce système est l’héritier direct du droit colonial où de vastes territoires étaient donnés en concession à des entreprises publiques ou privées, souvent au détriment des populations concernées.

L’accord cadre de partenariat demeure, toutefois, très mystérieux quant à son contenu, le site du ministère de l’agriculture mettant simplement en avant le nombre de producteurs potentiellement concernés (50 à 60 000) et d’hypothétiques prévisions de production de riz. Or, il est plus que discutable, de la part des pouvoirs publics, de taire les modalités de l’accord à venir, ainsi que les contraintes imposées à la société privée co-signataire. Ce serait là, pourtant, un moyen commode et efficace pour rassurer les populations concernées. Le montant des investissements, d’ailleurs, est différent d’une source à l’autre. La clarté, pourtant, permettrait de mieux saisir la portée de cet accord cadre.

Toutefois, dans un pays désillusionné, des promesses de pluies de milliards demeurent de simples slogans. Il faut davantage de transparence. Quels sont les termes de cette transaction? Que gagnent les paysans? Que deviennent leurs droits coutumiers sur ces terres?

Dans un pays comme la Côte d’Ivoire où il n’y a pas de marché du foncier rural, parce qu’il n’y a pas de possibilité d’accès à l’immatriculation des terres, et donc à la sécurisation de la propriété foncière rurale, et donc pas d’évaluation « objective» de la valeur de la terre par les propriétaires, comment établir le prix d’un hectare ? Ce sont autant de questions qui restent en suspens et suscitent des inquiétudes.

Les contreparties en termes d’investissements, de création d’emplois, de développement d’infrastructures et de formation des paysans ne suffisent certainement pas à garantir que le projet ait été mené au mieux dans l’intérêt de toutes les parties en présence. En effet, les transactions foncières passées par l’Etat, sans consultation de la population, présentent toujours quasiment autant d’opportunités (investissements, emplois, développement économique, etc.) que de risques (les populations locales peuvent perdre l’accès à la terre, fragilisant l’équilibre alimentaire de la famille).

Des réformes foncières doivent donc être impérativement menées dans le sens de la reconnaissance de la légitimité des droits coutumiers des populations en matière foncière ; de leur sécurisation par des mécanismes juridiques appropriés et de la facilitation de l’accès à l’immatriculation, en simplifiant les procédures et en réduisant les coûts de délivrance des titres de propriété. Il apparaît donc comme nécessaire de reformer la loi n° 98-750 du 23 décembre 1998 qui contient, par une multitude d’imprécisions, les germes de son inapplicabilité.

Plus de 16 ans après son entrée en application, 98% des terres du domaine foncier rural restent soumis au droit coutumier et seulement 2% au droit positif. Pourquoi ? Car la réforme visait non pas à protéger les institutions de propriété coutumières mais plutôt à leur substituer des règles de propriété « modernes ». Or, les conséquences n’ont pas été anticipées correctement par le législateur : les systèmes coutumiers, au lieu de disparaître peu à peu, se sont trouvés renforcés par opposition à l’ingérence nationale : les deux systèmes cohabitent donc.

La réforme de 1998 fut une reforme importante et nécessaire, mais inadaptée dans ses moyens à la situation plurielle des populations ivoiriennes. Pis encore, les contraintes d’application la rendent anti-propriétariste, puisqu’elle donnait dix ans (soit jusqu’en 2008, certes reconduite à cette date) aux propriétaires coutumiers pour prouver leur propriété, ce qui est presque impossible à la majorité. En 2012, 200 titres de propriété seulement avaient été délivrés.

La réforme que nous appelons de nos vœux devra associer les populations rurales dans l’optique de trouver les bons mécanismes de protection de leurs droits, tout en conciliant ses impératifs coutumiers à une exigence de niveau national. Il est illusoire de penser pouvoir changer les conditions économiques et sociales des populations rurales si les réformes ne sont pas conformes à leurs coutumes et institutions locales. Il serait souhaitable que l’Etat ivoirien et le groupe Louis Dreyfus clarifient les termes de cet accord cadre. Jamais aucun développement n’a pu se faire sans reconnaissance des droits de propriété et la crainte d’un risque de rejet des populations devrait encore inciter les pouvoirs publics à davantage de prise en compte des volontés populaires.

La Côte d’Ivoire, qui rêve d’émergence, a là un défi majeur à relever. La réforme du foncier rural en Côte d’Ivoire nécessite non seulement la reconnaissance des droits de propriété des populations mais aussi la reconnaissance de leurs institutions foncières traditionnelles qui s’accompagnent de systèmes de droits millénaires, lesquels garantissent aussi la cohésion locale et, de fait, la paix nationale.

Source: audace-afrique

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