Le titre du rapport est terrible « La loi des vainqueurs », le contenu
accablant : deux ans après la fin de la crise post-électorale et ses 3000
morts, dont une majorité de civils, les
droits de l’homme n’ont guère progressé en Côte d’Ivoire. Détentions
arbitraires, exécutions sommaires, tortures,
harcèlements et exactions de tous ordres y demeurent monnaie courante.
Mais cette fois au détriment des populations et ethnies soupçonnées de
sympathie pour l’ancien président Laurent Gbagbo. A plusieurs reprises, Amnesty
International comme d’autres organisations humanitaires avaient déjà tiré la
sonnette d’alarme et mis en garde le président Alassane Ouattara contre les
dérives de ses forces de sécurité et de certaines milices supplétives, notamment
dans l’ouest du pays.
A l’issue d’une mission d’un mois étalée entre
septembre et octobre 2012, l’ONG dresse un long réquisitoire, nourri de
plusieurs dizaines de témoignages, direct et indirects, illustrant le climat de
terreur que font régner les Forces républicaines de Côte d’Ivoire (FRCI),
l’appellation donnée aux ex Forces armées des forces nouvelles (FAFN) de Guillaume
Soro, l’actuel Premier ministre, allié d’Alassane Ouattara dans la conquête du
pouvoir. Pour mémoire rappelons qu’après leur tentative de coup d’Etat de 2002 ayant abouti à la partition de fait
du territoire ivoirien, les ex rebelles du Nord (les FAFN et les « commandants
de zone» de sinistre réputation) ont toujours été dans la mire de nombreuses
ONG et de l’ONU, déjà tenus pour responsables de nombreux crimes contre l’humanité.
Une fois installé dans le fauteuil de la
présidence, avec l’aide militaire décisive de la France, Ouattara s’était
engagé à instaurer un état de droit et, autant que faire se peut, à rechercher
par tous les moyens la voie de la réconciliation nationale. En clair, ce que
d’autres, avec plus ou moins de succès et de conviction, ont tenté dans
d’autres points du globe, en particulier l’Afrique du sud pour ne pas la citer.
Amnesty met d’ailleurs une de ses promesses en exergue du rapport : « Il n’y
aura aucune discrimination, aucun favoritisme, pas d’acharnement non plus à
l’égard de qui que ce soit. Le drame de ce pays a été l’impunité. Je veux y
mettre fin. C’est par une justice équitable que nous y parviendrons. »
Promesse méritoire…mais non tenue, ô combien.
Tout en reconnaissant en préambule, que la Côte d’Ivoire est confrontée « aux
difficultés typiques des Etats qui sortent d’une crise grave et qu’elle a été
visée par des attaques armées », Amnesty n’a pu que constater la généralisation
de « la logique de vengeance et la perpétuation de l’impunité. »
Pour le moins grave, si l’on peut dire, elle a
abouti au maintien en détention sans jugement de nombreuses personnalités
proches de Laurent Gbagbo mais aussi à l’arrestation de responsables du Front
populaire ivoirien (FPI), la formation de l’ancien président, à l’étranger mais
aussi à l’intérieur des frontières. C’est
notamment le cas de Laurent Akoun, le secrétaire général du FPI,
condamné, entre autres, à six mois d’emprisonnement ferme pour « trouble à
l’ordre public » alors que cet enseignant s’est clairement prononcé contre tout
recours à la violence. Amnesty le considère « comme un prisonnier d’opinion et
demande sa libération immédiate et inconditionnelle. »
Pour l’avocat de Simone Gbagbo, Me Rodrigue
Dadjé, c’est l’atteinte à la « sureté de l’Etat » qui a été invoquée pour
justifier son arrestation par la DST à sa descente d’avion à Abidjan puis trois
mois d’incarcération avant une mise en liberté provisoire. D’innombrables
Ivoiriens semblent avoir subi le même arbitraire sur le seul critère d’un
patronyme « sudiste » (ethnies pro
Gbagbo), d’opinions politiques imprudemment affichées ou simplement supputées
en faveur de l’ancien président.
Avant d’affronter des « procédures judiciaires dilatoires
qui ne respectent pas les normes internationales d’équité », ils sont le plus
souvent confrontés à la brutalité partiale des FRCI et de la police militaire
(PM), laquelle a été crée le 19 décembre 2011 avec comme mission officielle de
lutter « contre le banditisme, les abus et autres exactions, exercés par des
individus armés ou en tenue contre les populations sur toute l’étendue du
territoire. » En réalité ces deux
entités se sont substituées aux classiques forces de polices et de gendarmerie,
qui, coupables d’avoir participé à l’appareil répressif de Laurent Gbagbo, se
retrouvent marginalisées et souvent désarmées
par le nouveau régime.
Cette situation entretient un climat de
tensions, de divisions et de ressentiment tant au sein de l’appareil
sécuritaire que de la population. D’autant note Amnesty que la police militaire
« a très vite outrepassé ses pouvoirs en s’octroyant le droit de détenir et
d’interroger des militaires mais aussi des civils, alors même que le texte
portant création de cet organe n’accorde pas à celui-ci un pouvoir de
détention. »
EXÉCUTIONS
SOMMAIRES, DESTRUCTIONS DE BIENS ET PILLAGES...
Le pouvoir quasiment sans limite des FRCI et de
la police militaire s’est déchainé contre les populations civiles tout au long
de l’année 2012 au prétexte « de la vague d’attentats ayant ciblé des objectifs
militaires et stratégiques. » Au passage l’ONG se montre très prudente sur
l’identité des auteurs des attaques contre diverses positions de l’armée, des
postes frontière, une centrale thermique ou encore le camp militaire d’Akouédo
à Abidjan, la prison de Dabou ou, à
Port-Bouët, deux commissariats de police et un poste de gendarmerie. Des
miliciens et des anciens militaires des Forces de défense et de sécurité (FDS)
pro-Gbagbo? C’est évidemment la thèse des autorités qui pointent du doigt les
nostalgiques de l’ancien régime réfugiés au Libéria, à l’ouest et au Ghana, à
l’est. Mais, relève Amnesty, il faut
peut être aussi y voir l’œuvre « d’éléments isolés qui avaient rejoints les forces
armées soutenant Alassane Ouattara dans les derniers temps de la crise
électorale », déçus de ne pas avoir été payés en retour.
Reste donc qu’au nom de la sécurité, une
répression aveugle et sans pitié s’est abattue sur de nombreux Ivoiriens, interpellés,
« sans aucun mandat d’arrêt et à toute heure du jour et de la nuit, à leur
domicile, dans des lieux publics ou sur leur lieu de travail. » La plupart ont été détenus, longuement et en
toute illégalité, inculpés, « souvent sur la base d’aveux extorqués sous la
torture. » Dans la longue liste des humiliations subies durant leur détention,
des simulacres de noyade, d’exécutions,
des « brûlures au plastic fondu », des coups incessants et variés, l’usage
régulier de la « gégène. » Parmi les nombreux témoignages recueillis par
Amnesty voici celui d’un policier arrêté en août 2012 à San Pedro, le grand
port cacaotier et relatif au sort d’un de ses collègues : « Serge Hervé Kribié
a été remis aux FRCI.
Il a été déshabillé, attaché à un poteau électrique et de l’eau a été versée sur lui. Puis il a
reçu des décharges électriques. Moi j’étais allongé sur la dalle et je me suis
penché pour voir. Il criait, il a évoqué ses enfants…Il poussait des cris
atroces. Après cela, un de ceux qui donnaient des ordres a demandé en dioula
(terme générique désignant les ethnies et dialectes des populations du Nord,
supposées majoritairement favorables à Alassane Ouattara) « Est qu’il est mort ? S’il est mort, on va
attacher ses pieds pour le jeter dans la lagune » J’ai vu qu’on lui faisait des
massages cardiaques. On ne l’a plus entendu. Quelques jours après, un militaire
que je connais m’a informé que notre collègue était décédé le jour même de son
arrestation. »
De nombreux détenus ont été libérés contre le
versement d’une rançon par la famille. D’autres ont payé mais sont restés
incarcérés. Et Amnesty de conclure ; « aucun des auteurs des violations et
atteintes très graves aux droits humains décrites dans le présent rapport n’a
été traduit en justice ni même relevé de
ses fonctions. »
Mais c’est peut-être dans l’ouest du pays, que
le pire a été commis. L’instabilité comme le rappelle Amnesty n’y date pas
d’aujourd’hui, entretenue tout à la fois par la chaos qui a longtemps régné
dans le Libéria voisin et les tensions intercommunautaires dues à la poussée
migratoire des dioulas du nord venus travailler dans les plantations.
Perçus par les autochtones comme des «
envahisseurs » puis des agents des ex-rebelles qui avaient pris le contrôle du
nord du pays après 2002, ces immigrés de l’intérieur ont subi la loi de
diverses milices locales auxquelles que
le régime de Laurent Gbagbo a quelquefois prêté main forte. Pendant des années,
souligne l’ONG « toutes les parties au conflit ont participé à des attaques
contre des villes et des villages de l’ouest du pays, tuant des civils et
recourant au viol et à l’esclavage sexuel comme arme de guerre. Elles ont
toutes également recruté de force des civils, notamment des réfugiés libériens,
y compris des garçons et des jeunes filles de moins de dix-huit ans. » L’offensive des rebelles alliés d’Alassane Ouattara en mars-avril 2011
a inversé le rapport de force et a été marqué par des massacres à grande échelle
dans la région de Duekoué. De véritables
« crimes de guerre et crimes contre l’humanité » selon Amnesty et l’ONU, restés
totalement impunis, ignorés pour l’heure tant par les autorités ivoiriennes que
par la Cour pénale internationale (CPI) qui s’est contentée de réclamer le seul
Laurent Gbagbo.
La défaite de ce dernier n’a pourtant marqué la
fin des troubles dans la région et à l’issue de deux séjours sur place à
l’automne 2012 les délégués d’Amnesty ont fait état de nombreuses « exécutions sommaires, destructions de biens
et pillages dans les villages de Diehiba, Guehibly, Guitrozon, Guezon et dans
les quartiers de Carrefour et Togueï dans la ville de Duekoué », les victimes
étant principalement des membres de l’ethnie guérée. Dans la plupart des cas,
les auteurs de ces exactions appartenaient aux FRCI et à la confrérie des
dozos, des de chasseurs traditionnels,
présents dans plusieurs pays de la sous-région.
ENCORE
DES CRISES POLITIQUES À VENIR ?
Après avoir protégé les dioulas en butte
aux milices pro-Gbagbo, les dozos ont
activement participé à l’offensive rebelle, et une fois la victoire acquise, se
rendant responsables non seulement d’un
rançonnement systématique des populations mais surtout de « graves atteintes
aux droits humains (…), d’homicides
délibérés qui ont ciblé des personnes souvent uniquement en raison de leur
appartenance ethnique. »Pour Amnesty, «
l’existence d’une étroite coopération et coordination entre les Dozos et
les FRCI (notamment dans le cadre de nombreuses opérations conjointes) » ne
fait aucun doute. Elle s’est tristement illustrée le 20 juillet 2012 dans l’attaque et la
destruction d’un camp de près de 45000 personnes déplacées à la suite de la
crise post électorale, à Nahibly, à quatre 4 kilomètres de Duékoué.
La présence avérée de criminels à l’intérieur du
camp y a été le prétexte d’une chasse à l’homme organisée par les Dozos, avec
l’aide d’éléments FRCI et une foule de plusieurs centaines de dioulas, « armés
de machettes, de fusils, de bâtons épais avec des clous et d’autres armes.
» Commencée vers huit heures du matin,
l’attaque, selon Amnesty, s’est soldée par au moins « 14 personnes tuées
auxquelles il faut ajouter un nombre inconnu de personnes victimes de
disparitions forcées après avoir été arrêtées par les Dozos ou les FRCI. » Les
autorités elles ont retenu un bilan inférieur (7 morts), le 31ème rapport
périodique du Secrétaire général de l’ONU évoquant pour sa part 11 personnes
tuées, 56 blessés et le camp détruit.
Au-delà de la polémique sur les chiffres, les
multiples témoignages décrivent un climat de terreur qui rappelle les pires
moments de la guerre civile de 2011. Voici celui d’une survivante : « Nous
étions sous notre tente quand nous avons appris que le site était encerclé et
que le portail avait été défoncé. Le feu a été mis aux bâches, une épaisse
fumée se dégageait. Les FRCI et les Dozos m’ont dit que les femmes allaient
être épargnées. J’ai assisté à la mort de deux personnes. L’une a été tuée avec
une hache par un Dozo. L’autre l’a été par les FRCI. Il a reçu une balle et est
tombé. » Plusieurs des victimes ont été brûlées vives. Bien que le procureur de Man soit chargé
d’une enquête, à ce jour celle-ci n’a donné débouché sur aucune poursuite.
L’attaque a mis également en évidence
l’impuissance des forces de l’ ONUCI (la mission de l’Onu en Côte d’ivoire)
dont le représentant à Abidjan Bert Koenders a précisé qu’elle n’était pas
chargée de la protection du camp.
Explication à moitié convaincante pour l’ONG, visiblement indignée par
l’attitude de certains soldats ( en l’occurrence marocains et pakistanais) qui
ont repoussé les populations implorant leur aide et les ont littéralement
abandonnées à leurs agresseurs. » Qu’en
restera-t-il ? Rien de très bon selon Ivan Simonovic, sous-secrétaire général
des Nations Unies, chargé des droits de l’Homme. « L’incident tragique survenu
au camp de Nahibly me rappelle des scènes de Duekoué lors de ma dernière visite
en 2011. Les victimes de ces crimes attendent toujours que justice soit faite.
Une telle impunité, l’incapacité à tenir les auteurs de ces crimes atroces
responsables crée un risque grâce de violence continue. »
Par ALAIN LÉAUTHIER - SOURCE: marianne.fr
L’appréciation générale que porte Amnesty sur la
situation actuelle n’est guère plus optimiste. Avec une Commission Dialogue,
Vérité et Réconciliation » « inerte », un appareil judiciaire « affaibli et
manquant d’indépendance», ignorant
superbement les crimes que sont le viol et les disparitions, « l’avenir de la
Côte d’Ivoire risque d’être marqué par des crises politiques successives où les
espoirs de réconciliation ne cesseront de s’amenuiser. » Une douloureuse piqure
de rappel pour tous ceux convaincus, ou feignant de l’être, que la chute de
Laurent Gbagbo ouvrait forcément une ère nouvelle.
« Circulez, il n'y a rien à voir... »
La mission de la délégation d’Amnesty n’a
apparemment pas été de tout repos. Si
l’ONG reconnaît bien volontiers avoir pu travailler « en toute liberté et toute
confidentialité dans les lieux de détention qu’elle a été autorisée à visiter,
l’organisation n’a pas eu accès à tous les lieux de détention. » Au Génie militaire des détenus ont disparu
lors de sa présence et des menaces exercées sur ceux qu’elle a pu interroger. Plusieurs responsables de la sécurité, y
compris les ministres de l’Intérieur et de la Défense ont accepté de
s’entretenir avec ses délégués. Et c’est le ministre de la Justice qui a
répondu au rapport. En résumé : « Tous
les efforts déployés par l’Etat dans le sens d’un cadre apaisé en Côte d’Ivoire
méritent d’être signalés et félicités. » Ou si l’on préfère : « Circulez, il
n’y a rien à voir… »
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