par Silvie Kouamé dans Le Nouveau Courrier
On peut choisir de regarder la crise ivoirienne à travers les lunettes déformantes de la majorité des médias internationaux, qui ont choisi de raconter une histoire simpliste et manichéenne. En gros, il s’agit d’un pays où un roi nègre s’accroche au pouvoir. Alors qu’il a perdu des élections transparentes et validées par une «communauté internationale» forcément honnête, vertueuse et mue par sa mission civilisatrice et «démocratisante». Non violent, porteur d’espoir, son adversaire a appelé «le peuple» à descendre pacifiquement dans la rue, mais la soldatesque aux ordres du président sortant a sévi. Depuis, les puissances occidentales essaient de faire prévaloir les valeurs universelles…
Cette belle fable ne résiste ni à la réalité ivoirienne, bien plus complexe, ni à la froide logique de la diplomatie internationale. Le processus qui a amené l’Occident à imposer la thèse «Ouattara vainqueur» n’est ni légal ni légitime. Ce n’est pas la Commission électorale indépendante (CEI) qui a diffusé des résultats provisoires en sa faveur ; mais seulement son président, membre du RHDP, au sein du QG de campagne de Ouattara. Les fraudes dont le camp Gbagbo parle, et qu’on tente de rendre inaudibles par un tintamarre de «certifications » d’organisations internationales et d’ONG toutes abreuvées à la même source, sont avérées. Elles se voient sur des milliers de procès-verbaux irréguliers qui, dans un dialogue contradictoire, ne pourraient pas être rejetées d’un simple revers de la main agacé. Elles ont eu lieu dans une partie de la Côte d’Ivoire vivant sous la férule moyenâgeuse de seigneurs de la guerre voués à ADO, le champion d’une cause qu’ils considèrent comme celle du Nord.
Ceux qui s’intéressent à l’actualité internationale de manière continue ne croiront jamais que Paris et Washington se battent à Abidjan pour le triomphe d’un quelconque absolu démocratique. Les exemples sont nombreux qui tendent à prouver que les pays occidentaux ont une compréhension sélective et manipulatoire de la démocratie, qui ne tient que dans la mesure où elle concourt à leurs intérêts. Ainsi, quand les Palestiniens choisissent de voter pour le Hamas, parti islamiste honni par les puissances riches, ils sont punis.
Les «élus du peuple» ne sont pas reconnus par la «communauté internationale», qui refuse de s’asseoir à la même table qu’eux. Quand Hugo Chavez (Venezuela) ou Mahmoud Ahmadinejad (Iran) sont déclarés vainqueurs des élections chez eux, les arbitres des élégances démocratiques occidentaux, relayés par des médias puissants, crient à la fraude et mettent leurs canaux et outils à la disposition des opposants – qu’ils aient, dans le fond, raison ou non. En revanche, les puissances occidentales ont fermé les yeux sur les récentes fraudes électorales au Gabon, malgré les preuves qu’elles détiennent (cf. les révélations du documentaire de Patrick Benquet sur la Françafrique). Elles sanctifient les pétromonarchies du Golfe et les passations de pouvoir héréditaires en Françafrique, comme elles ont installé des dictateurs à la place de progressistes par le passé au Chili (pour Pinochet contre Allende) ou en République démocratique du Congo (Mobutu pour contrer Lumumba). Rien de nouveau sous le soleil…
La «démocratie médiatique» instrumentalise au-delà du raisonnable les droits de l’homme et les organisations qui les défendent – pour les assécher et les délégitimer, à terme, auprès d’une grande partie de l’opinion publique mondiale, qui n’est pas dupe. Financées à grands frais par des fondations et des Etats qui ont des intérêts à défendre, les grandes ONG de défense des droits de l’homme trient les morts, pour extraire des décombres ceux qui vont dans le sens de leur démonstration. La Cour pénale internationale (CPI) devient un épouvantail destiné uniquement à causer des frayeurs aux Africains. Arnaud Montebourg a déjà demandé que Gbagbo soit traîné devant la CPI pour des violences déclenchées par Ouattara et qui ont fait 50 morts. Qui poursuivra Bush ou Obama devant la CPI pour les milliers de civils tués en Irak ou en Afghanistan ? Qui poursuivra les rebelles ivoiriens pour les 5000 morts de la guerre civile qu’ils ont lancée? Qui poursuivra Chirac pour les meurtres d’Ivoiriens devant l’Hôtel Ivoire ? Silence… ces morts-là ne sont pas du bon côté. Celui des alliés de l’Occident.
Une nouvelle guerre froide de nature économique ?
Un des phénomènes intéressants à observer au point de vue diplomatique est la convergence de vues frappante et mise en évidence entre la France, soutenue par l’Union européenne, et les Etats-Unis sur le dossier ivoirien. C’est un phénomène nouveau : lors des derniers épisodes de notre crise qui ne veut pas mourir, les Etats-Unis regardaient la France s’embourber dans son «petit Irak» de façon goguenarde et se moquaient en douce de son allié infidèle. L’administration Bush avait même empêché bruyamment la France de «suspendre» le Parlement ivoirien en 2006, durant la période de gloire des proconsuls du Groupe de travail international (GTI).
De l’eau a coulé sous les ponts. Aux Etats-Unis, les conservateurs qui avaient une dent contre la France sont partis, laissant la place aux démocrates, bien disposés en faveur de l’ONU et de la «cogestion de l’impérialisme». Ils n’ont de toute façon pas le choix : affaiblie sur les fronts ouverts imprudemment, Washington a besoin de son allié français, qui soutient l’effort de guerre en Afghanistan. En France, Sarkozy l’atlantiste a succédé à Chirac le gaulliste, et procède à des échanges de bons procédés avec l’oncle Sam.
Mais il y a plus important : les Occidentaux, tous les Occidentaux, se sentent affaiblis. Ils n’ont plus le monopole de la technologie, leur population est vieillissante et endettée, et ils voient les Asiatiques et les pays émergents, plus économes, partir avec plus de moyens à la conquête des matières premières stratégiques de l’Afrique. Il faut se mettre ensemble pour barrer la route aux Chinois ! Les «fuites» de télégrammes diplomatiques orchestrées par Wikileaks tombent à point nommé pour mieux comprendre la donne ivoirienne. «Les Français accueillent favorablement l'extension de la présence américaine en Afrique comme moyen de contrebalancer l’expansion régionale de la Chine», peut-on lire sur une note. La nouvelle politique française «peut donner aux Etats-Unis des occasions d’étendre leur influence en Afrique sans rencontrer de résistance», note un télégramme. La France est désormais considérée comme «un de nos plus puissants alliés en Afrique», ajoute un mémo de l’ambassade américaine à Paris, destiné à Hillary Clinton. Paris faisait le gendarme en Afrique hier contre le péril communiste.
Désormais, ses forces armées aident à la préservation des intérêts de l’Occident. Le temps de la concurrence d’après la chute du mur de Berlin, qui s’est exprimée avec férocité au Rwanda (Kagame avec les Américains, Habyarimana avec les Français) est passé. La nouvelle guerre froide qui oppose la vieille aristocratie aux puissances émergentes en Afrique est aujourd’hui d’abord et avant tout économique. Mais à militariser la planète, d’Irak en RDC en passant par la Côte d’Ivoire, l’Occident s’épuise, perd la bataille des cœurs et des esprits ; pendant que ses adversaires ne font que du business et gagnent du terrain chaque jour, surfant sur le rejet de l’arrogance d’une coterie internationale hypocrite et donneuse de leçons. La désoccidentalisation du monde, prophétisée par l’essayiste français Hakim El Karoui, a commencé.
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